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Le fabricant de garum
et de salaisons de poisson
Evoquant l’une des meilleures variétés de garum, le philosophe Sénèque déplore que cette « précieuse pourriture de mauvais poisson » alourdisse la digestion en brûlant les entrailles de sa saumure putréfiée. Il se demande surtout comment « ces purulences qui passent directement dans la bouche, peuvent sans dommage s’éteindre au sein de notre organisme ? » Et d’ajouter : « Après cela, quels renvois écoeurants et pestilentiels ! » (Lettres à Lucilius, 92, 25). Sénèque paraît avoir été l’un des rares à critiquer cette sauce de poisson qui fut particulièrement prisée durant toute l’époque romaine. Au IIe siècle de notre ère, on l’exportait même jusqu’au camp de Vindolanda en Grande Bretagne, non loin du mur d’Hadrien ! Riches et pauvres l’appréciaient – sous des formes et des qualités bien différentes il est vrai – à tel point qu’elle entre dans la composition de 90 % des recettes de sauces préconisées par le célèbre Apicius au début du 1er siècle de notre ère.
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De consistance colloïdale plutôt que liquide, le garum, proche du nuoc-mam indochinois, provient de la macération de morceaux de poissons (thons et maquereaux principalement) dans une saumure de sel marin. Ces morceaux, précise Pline l’Ancien sont « les intestins et les autres déchets » (Histoire Naturelle, XXXI, 93). La présence de sel empêche toute putréfaction tandis que le jus recueilli provient de l’autodigestion du poisson par ses propres diastases. En réalité, le mot garum est un terme générique qui désigne plusieurs variétés de sauces pour relever les mets et élaborer les plats : le liquamen, la muria et l’hallec. Cette dernière préparation, produite parfois à partir d’huîtres et d’oursins, était peu coûteuse et régalait les plus pauvres.
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Les fabricants de garum produisaient également des salaisons de poisson, les salsamenta. Les espèces ainsi conservées étaient les thons, les maquereaux, les sardines, les mendoles et les surmulets, tantôt traités entiers, tantôt découpés en morceaux, en tranches ou en filets. Le poète Martial raffolait du jeune thon plongé dans la saumure et qu’on pouvait laisser macérer pendant plusieurs années (Epigrammes, XI, 52). A Saintes, une inscription peinte sur le col d’une amphore expédiée de Bétique, l’eût sans nul doute comblé : « Jeune thon de quatre ans d’âge. Excellent ». Quant aux fouilles de la Bourse à Marseille, elles ont livré des amphores contenant encore une masse importante d’écailles et d’arêtes de petits poissons. Leur contenu s’était peut-être avarié : dans l’une d’elles on a retrouvé un squelette de souris !
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Les fabriques de composés de poisson se répartissent sur le pourtour de la Méditerranée avec une forte densité dans le sud de l’Espagne et le nord du Maroc près du détroit de Gibraltar, et sur les côtes du Portugal et de la Tunisie. Les chercheurs pensent que l’implantation de ces usines est liée aux migrations saisonnières des thons qui, deux fois l’an, les font s’approcher des côtes en bancs impressionnants. Le plan-type de ces établissements ne varie guère. Des bassins accolés – où le poisson était découpé et salé – sont disposés symétriquement sur trois côtés. Ils étaient protégés par une toiture et encadraient une cour centrale à ciel ouvert. Cet espace central présentait une légère déclivité pour un nettoyage plus efficace. Acheminé par une voie dallée venant de la mer, le poisson était amené et réceptionné dans une vaste salle allongée où des murets soutenaient les tables sur lesquelles thons, maquereaux et sardines étaient préparés et découpés. Des entrepôts, des puits, des cuvettes de nettoyage et des égouts complétaient l’équipement de ces fabriques presque toujours ceinturées d’un haut mur de clôture. Au nombre des usines qui ont fait l’objet de fouilles, figurent celles de Sétubal et de Troia au Portugal, de Cotta au Maroc, de Baelo Claudia à Bolonia (Espagne) et de Neapolis (Nabeul) en Tunisie.
7- Sur le site, évocation aquarellée de la fabrique de salaisons de poisson de Neapolis (Nabeul) en Tunisie (M. Dusost, J.-M. Gassens et J.-P. Narhamy).
Après deux mois de macération pour les sauces et parfois quelques années pour les salaisons, ces préparations étaient mises en amphores que des marchands vendaient dans tout l’Empire. R. Etienne et F. Mayet, qui ont étudié ces négociants pour la péninsule ibérique, estiment que ces commerçants étaient souvent des affranchis et qu’ils occupaient un rang social modeste. Quant aux propriétaires des fabriques, s’ils vivaient parfois dans une maison mitoyenne de l’usine, on ne sait presque rien d’eux. S’agissait-il d’esclaves ou d’affranchis qui dirigeaient les ateliers et jouaient le rôle de contremaîtres, sous l’autorité lointaine du véritable patron que cette activité répugnait ? En revanche, l’un de ces fabricants est bien connu. Il s’appelait Aulus Umbricius Scaurus et résidait à Pompéi. Au livre XXXI (94) de son Histoire Naturelle, Pline vante le garum pompeianum, montrant bien que cette sauce était élaborée localement. Soucieux d’indiquer clairement l’origine de sa fortune, A. Umbricius Scaurus a fait figurer un pot à garum (urceus) aux quatre coins de la mosaïque qui orne l’atrium de sa demeure. « Il a bâti un « empire industriel », notent R. Etienne et F. Mayet, qui reposait sur une sauce qui portait son nom, le garum Scaurus, sans doute comparable à la sauce Buitoni ou au ketchup Heinz de nos jours. »
Gérard COULON
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