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LES BIBLIOTHEQUES PUBLIQUES DANS L’EMPIRE ROMAIN

 

par Gérard COULON

 

 

Fig.1- Bibliothèque sud occidentale des thermes de Caracalla à Rome. A gauche, l’abside qui abritait une statue monumentale, peut-être celle de Minerve, patronne des arts et de l’étude. A droite les deux niveaux de niches qui contenaient des placards de bois dans lesquels on conservait les volumina.

   

     La première bibliothèque publique s’ouvrit à Rome en 39 av. J.-C. A la fin du Bas-Empire, on en dénombrait vingt-neuf. Si aucune – et de loin ! – n’atteignit le prestige de celle d’Alexandrie, de tels établissements culturels furent créés en Italie et aussi dans d’autres provinces, notamment en Asie Mineure, en Grèce, en Afrique du Nord et peut-être même en Gaule

 

 

Des créations originales

 

         Si les bibliothèques de Rome s’inspirent du modèle hellénistique incarné par les deux célèbres bibliothèques rivales d’Alexandrie et de Pergame, elles innovent  par leurs objectifs et leur disposition architecturale. Elles ne sont plus, en effet, uniquement au service du souverain et de la communauté privilégiée d’érudits qu’il protège et entretient. Désormais, prenant en compte l’appétence de littérature et de savoir, elles s’ouvrent à un large public. Séparées des lieux de pouvoir, elles deviennent des « espaces à vivre » (W. Marx) autonomes en confondant réserves, salles de consultation et de réunion. Enfin, elles juxtaposent volontiers deux sections d’égale importance, l’une grecque, l’autre latine.

 

         La traduction architecturale de ce programme, élaborée dans sa plénitude dès le milieu du II° siècle de notre ère, se singularise par les niches rectangulaires ménagées dans l’épaisseur des murs et destinées à recevoir les livres, la présence d’une exèdre (ou d’une abside) axiale pour abriter une statue monumentale et souvent, enfin, une double paroi latérale établissant un vide propre à protéger les ouvrages contre l’humidité.

 

         Prenons trois exemples. A Rome, deux bibliothèques symétriques étaient placées aux angles sud de l’enceinte des thermes géants de Caracalla. Seule celle du sud-ouest est aujourd’hui conservée. C’est une salle rectangulaire de 38 m sur 22, ouverte sur la cour des thermes par une colonnade. Les trois murs utiles étaient creusés de 32 niches disposées sur deux niveaux. Au milieu du mur du fond se trouvait une abside qui accueillait sur un socle une statue colossale. Contemporaine de cette bibliothèque (1ère moitié du III° siècle ap.J.-C.) est celle de Thamugadi (Timgad) dans la province de Numidie. C’est l’une des mieux conservées de toute l’Afrique romaine. De plan semi-circulaire, la salle de lecture présentait un diamètre de 12 m et s’ouvrait sur une cour à portique. Les niches se répartissaient peut-être sur deux étages et l’éclairage était fourni par une vaste fenêtre percée dans le mur frontal. A l’autre bout de l’Empire, à Nysa (actuelle Sultanhisar en Turquie), la salle de lecture mesure 14,8 m sur 13,4 m. Cet édifice à deux étages comporte l’espace habituel d’aération et d’isolation ménagé entre les parois creusées de niches et les murs extérieurs.

 

 

Evergétisme : les bibliothèques aussi !

 

         Dans l’Antiquité, de riches particuliers soucieux d’accroître leur popularité, offraient à leurs concitoyens la construction de monuments publics sur leurs deniers personnels. Cette pratique sociale, l’évergétisme,  s’est exercée à plusieurs reprises en faveur des bibliothèques.

 

         Dans sa correspondance, Pline le Jeune nous apprend qu’il en a offert à ville natale de Côme (Lettres, I, 8, 2). Coût de l’opération : un million de sesterces auxquels il convient d’ajouter une rente de 100 000 sesterces pour son entretien. Autre libéralité, celle de Titus Flavius Pantainos, de  son fils et de sa fille, qui donnent à la ville d’Athènes « les colonnades extérieures, le péristyle, la bibliothèque et ses livres et toutes les ornementations », d’après l’inscription dédicatoire. Réalisée vers 100 de notre ère, cette modeste bibliothèque se trouvait au sud du portique d’Attale. La bibliothèque de Timgad, déjà évoquée, procède elle aussi d’un acte d’évergétisme. Elle fut, en effet, offerte par testament, par le sénateur M.Julius Quintianus Flavius Roggatianus pour la somme de 400 000 sesterces, l’équivalent, selon lui, du double du salaire annuel du plus haut fonctionnaire… Citons encore T.Flavius Severianus Neon qui, en mémoire de son père et de son oncle, fit construire à ses frais, au début du II° siècle, la bibliothèque de Sagalassos, actuelle Aglasum en Turquie.

 

 

Stockage et conservation des livres

 

         Les rouleaux de papyrus (volumina) étaient conservés dans des armoires de bois aménagées dans les niches creusées dans les murs. Des rayonnages multipliaient la capacité de rangement et des vantaux de bois fermaient ces alvéoles. Sur chaque tablette, les volumina pouvaient être placés côte à côte sur deux ou trois niveaux, ou disposés en

Fig.2 – Dans une bibliothèque, rouleaux disposés côte à côte sur trois niveaux. Un homme en retire – ou en replace -  un sur une étagère. Une étiquette trapézoïdale (titulus) mentionne l’auteur et le titre des ouvrages. Découvert à Neumagen (Allemagne) et aujourd’hui perdu, ce bas-relief n’est connu que par ce dessin de 1670.

pyramide par groupes de cinq ou de dix : par exemple trois à la base, deux au milieu et un en haut. Afin d’identifier chaque rouleau, une étiquette suspendue (titulus) précisait le titre de l’ouvrage. Souvent, plusieurs rouleaux étaient nécessaires pour contenir l’intégralité d’une œuvre. On réunissait alors plusieurs volumina en faisceaux qui étaient

 conservés dans des boîtes cylindriques faites en feuilles de bois de hêtre appelées capsae ou scrinia. Dans les grandes bibliothèques, pour un repérage plus rationnel, chaque placard (armaria) portait un numéro et il est vraisemblable qu’il en était de même, à l’intérieur, pour chaque rayonnage.

 

         On se préoccupait déjà de conservation préventive. Compte tenu de la fragilité des volumina, Vitruve préconise pour les bibliothèques une orientation au soleil levant afin d’éviter les moisissures engendrées par les vents humides du couchant et du midi (De architectura (VI, 6). Pour éloigner vers, mites et autres insectes nuisibles, on avait coutume d’enduire le papyrus d’huile de cèdre qui lui conférait une teinte jaunâtre mentionnée par plusieurs auteurs anciens. On prétend même que quelques gouttes d’absinthe étaient ajoutées à l’encre pour décourager les souris qui en détestent l’odeur…

 

 

La consultation des ouvrages

 

         On lisait alors à voix haute. C’est pourquoi saint Augustin manifeste sa surprise en voyant son maître Ambroise lire en silence : « Quand il lisait, ses yeux parcouraient les pages, son esprit en pénétrait le sens, mais sa voix et sa langue se tenaient en repos. » (Confessions, VI, III, 3). Constatant qu’Ambroise ne lit jamais autrement, le disciple cherche même à l’excuser de cette pratique inhabituelle : « le désir de conserver sa voix qui s’enrouait fort aisément, lui était un juste sujet de lire tout bas. »

 

         Sur un rouleau, les lignes d’écriture étaient disposées en colonnes. La première se trouvait à gauche et les suivantes à droite les unes des autres. Ces colonnes portaient parfois des numéros d’ordre notés en marge  tandis que titres et têtes de chapitres étaient indiqués à l’encre rouge. Pour lire un volumen, le lecteur le prenait dans la main droire puis, de sa main gauche, il tirait l’extrémité gauche du papyrus – le début du texte – et il poursuivait ainsi, déroulant au fur et à mesure, de la droite vers la gauche. La lecture achevée, il fallait enrouler de nouveau le volumen de manière à ce qu’il soit prêt pour le lecteur suivant.

 

         On connaît le règlement intérieur d’une bibliothèque, celle de Pantainos, déjà mentionnée. Ce document  stipule qu’à l’entrée, les lecteurs devaient prêter serment de ne dérober aucun livre. Il indique également les heures d’ouverture, de la première à la sixième heure du jour, soit le matin, de sept heures à midi environ. Ces horaires sont conformes aux préconisations de Vitruve pour qui l’orientation des bibliothèques au soleil levant procurait un meilleur éclairage naturel tout au long de la matinée, généralement vouée à la lecture et à l’étude. Dans certaines bibliothèques de Rome, si l’on en croit Aulu-Gelle, les livres n’étaient pas seulement consultés sur place, ils pouvaient être empruntés (Nuits attiques, XIX, 5). C’était également un lieu de discussion et d’échanges intellectuels. Le même auteur rapporte, en effet, qu’assis dans les bibliothèques du temple de Trajan et du palais de Tibère, lui et ses amis conversaient longuement à propos d’ouvrages anciens (Ibid, XI, XVII, 1 et III, XX, 1).

 

Fig. 3 et 4  – Bibliothèque de Celsus à Ephèse (Turquie).

Construit à l’instigation de Tiberius Julius Aquila pour son père défunt, Tiberius Julius Celsus Polemaeanus – probablement entre 114 et 117 de notre ère – cet édifice remplissait la double fonction de bibliothèque et de monument funéraire. Les murs sont creusés de niches où, dans des armoires de bois, étaient conservés les volumina. On estime que l’ensemble des niches (hautes de 2,80 m, larges de 1 m et profondes de 0,50 m) pouvait accueillir 12 000 rouleaux.

 

Enrichissement des collections et censure

 

         Si l’on parle de 700 000 volumes à Alexandrie (dont le catalogue choisi occupait à lui seul 120 rouleaux !) la

Fig. 5 – Plan au sol de la bibliothèque de Celsus à Ephèse ( P.Gros d’après W.Wilberg).

capacité des bibliothèques romaines était beaucoup plus modeste avec, pour les plus vastes, quelques dizaines de milliers de volumes tout au plus. Pourtant, à l’instar de Ptolémée 1er, le fondateur de cette bibliothèque mythique, qui demandait régulièrement : « Combien avons-nous de rouleaux ? »,  les responsables des bibliothèques avaient eux aussi à cœur d’accroître leurs collections. Aux acquisitions et aux dons venait parfois s’ajouter la volonté de l’empereur. Ainsi, Tibère « écrivit des poésies grecques à l’imitation d’Euphorion, de Rhianus et de Parthenius, poètes qui faisaient ses délices et dont il fit placer les ouvrages et les portraits dans les bibliothèques publiques, parmi ceux des auteurs anciens les plus illustres. » (Suétone, Vies des douze Césars, Tibère, LXX). Quant à Domitien, il déploya une politique volontariste afin de sauvegarder les œuvres écrites. Après l’incendie de plusieurs bibliothèques, il fit « chercher partout dans l’Empire des copies des œuvres disparues » et « envoya une mission à Alexandrie, ayant comme tâche de recopier et corriger les textes. » (Suétone, Ibid., Domitien, XX).

 

         Mais cette sollicitude impériale s’exerça parfois aussi au détriment des fonds. Dans sa prime jeunesse, César avait écrit trois opuscules qu’Auguste « défendit de livrer au public (…) par une lettre tout à fait courte et pleine de simplicité adressée à Pompeius Macer, qu’il avait chargé d’administrer les bibliothèques. » (Suétone, Ibid., César, LVI). Cette censure d’Auguste s’appliqua également à l’encontre d’Ovide. Frappé d’exil en 8 ap.J.-C., ses livres furent retirés des bibliothèques publiques et les supplications du poète demeurèrent sans effet (Tristes, III, 1, 59-82). Caligula tenta d’aller plus loin encore puisqu’il envisagea de détruire les poèmes d’Homère et que, nous dit Suétone, « peu s’en fallut même qu’il ne fît enlever de toutes les bibliothèques les écrits et les portraits de Virgile et de Tite-Live, car il reprochait à l’un de n’avoir aucun génie et très peu de science et, à l’autre, d’être un historien verbeux et inexact. » (Ibid., Caligula, XXXIV). Ces faits en disent long sur la place prise, dès le Haut-Empire, par le livre et son espace de diffusion privilégié : les bibliothèques.

 

Le temple de Diane : l’unique bibliothèque publique en Gaule ?

  

Monument romain le plus « romantique » de Nîmes, le Temple de Diane doit sa conservation à sa réutilisation, comme monastère par les religieuses de l’ordre de saint Benoît, de la fin du X° siècle au milieu du XVI°. Son appellation moderne, parfaitement infondée, invite à s’interroger sur sa fonction véritable. Ce que n’ont pas manqué de faire, depuis le XVIII° siècle, antiquaires et archéologues  qui y ont vu successivement un bâtiment lié à des thermes, un nymphée avec horreum,  un temple dédié soit à Vesta, soit à Isis et Sérapis ou bien encore aux divinités infernales ou à Plotine, l’épouse de Trajan…

 

Adossé à une colline, l’édifice comporte notamment une salle rectangulaire (14,52 m X 9,55 m) avec sur le mur du fond, une exèdre axiale encadrée par deux petites salles. Ponctués de colonnes, les murs latéraux sont creusés de niches – hautes de 2,60 m, larges de 1,60 m et profondes de 0,60 m -  surmontées de frontons alternativement triangulaires et curvilignes. Le doublement de ces parois latérales ménage un vide selon une disposition architecturale déjà observée à plusieurs reprises.

 

Il y a dix ans, Pierre Gros a suggéré que ce bâtiment aurait pu être une bibliothèque intégrée à un Augusteum, complexe à la fois religieux, politique et social, consacré au culte de l’empereur Auguste et de sa famille. Cette hypothèse séduisante  reste fragile en raison de la proximité d’une source et d’un nymphée. Quoi qu’il en soit, il s’agirait là de la seule bibliothèque publique connue en Gaule et dans les provinces occidentales de l’Empire, exception faite de l’Afrique du Nord.

Fig. 6 et 7  – Le « Temple de Diane » à Nîmes, avec ses niches, sa voûte en berceau et, à gauche, les restes de son exèdre axiale.

 

Pour en savoir plus :

 

-         R. Cagnat, Les bibliothèques municipales dans l’Empire romain, Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 38, 1909, p. 1-26.

-         L. Canfora, La véritable histoire de la bibliothèque d’Alexandrie, Paris, 1988.

-         P. Gros, L’architecture romaine du début du III° siècle av.J.-C. à la fin du Haut-Empire, 1, Les monuments publics, Paris, 1996.

-         W.Marx, Apollon et Romulus,  la place des bibliothèques publiques dans la cité, à Rome, depuis César jusqu’à Trajan, Paris, 1988.

 

Cette étude est parue dans la Revue L’Archéologue. Archéologie nouvelle, n° 72,  juin-juillet 2004, p. 31-35.