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Le jeton érotique romain du musée d’Argentomagus

 

à Saint-Marcel (Indre)

 

 

S’il est un objet bien connu  des fidèles d’Argentomagus et des plus anciens fouilleurs du site, c’est  sans contredit celui-ci ! Il fut longtemps présenté parmi les monnaies antiques exposées au « petit musée » près de l’église de Saint-Marcel, mais rares étaient alors les visiteurs qui le remarquaient si personne n’attirait leur attention sur cette curiosité un peu leste ! Dans le nouveau musée, il  figura longtemps, avec l’appoint d’une loupe, dans l’espace consacré aux transports et au commerce…  Actuellement,  une carte postale reproduisant la scène érotique est proposée à la boutique du musée mais le jeton lui-même n’est plus présenté au public.

 

Il se présente sous la forme d’une pièce de monnaie de bronze d’un diamètre de 21 mm. Son épaisseur varie entre 2 et 2,3 mm et son poids est de 4,921 g. La face principale montre les ébats sexuels d’un couple sur un lit dont on voit nettement le matelas, les quatre pieds reposant sur le sol et une ligne semi-circulaire représentant un  ornement du meuble. Si la posture de l’homme est claire, celle de la femme peut paraître ambiguë au premier regard. On serait d’abord tenté de distinguer sa poitrine et de penser qu’elle est couchée sur le dos, ce que la position de sa tête semble confirmer. Mais la manière dont elle s’appuie sur son bras droit – le seul visible –, prouve qu’elle est en réalité allongée sur le ventre et que sa tête est  tournée en arrière pour regarder son partenaire. Ses fesses rebondies et ses deux jambes  repliées confirment cette position.[1] L’autre face de la pièce, moins bien conservée, porte le chiffre « I » entouré d’un grènetis  et de feuilles de laurier.

 

Fig. 1- La tessère spintrienne d’Argentomagus (Clichés B. Mariat)

 

Ce jeton figure dans les collections du musée depuis 45 ans environ et les conditions de son entrée valent d’être contées. « François Aussourd, Pierre Trotignon et moi-même étions en train de bricoler dans le petit musée en compagnie du docteur Allain, se souvient André Rigaud.[2] On était en 1965 ou en 1966. Arrive l’abbé Breton, curé de Saint-Marcel et l’un des fondateurs de l’ASSAA. Il discute un peu avec nous puis va voir le toubib. « - Regardez ce qu’on m’a donné. – Çà, monsieur l’abbé, c’est un jeton de bobinard ! Regard effaré du curé qui fait des yeux ronds. – C’est vrai que vous ne comprenez pas ce langage-là, lui lance le docteur. – Mon Dieu, reprend l’abbé, ça fait une semaine que je traîne cette pièce dans la poche de ma soutane ! » Sans qu’on puisse aujourd’hui l’affirmer avec certitude,  d’aucuns prétendent qu’elle fut trouvée à proximité du théâtre gallo-romain du Virou et donnée à l’abbé par un de ses paroissiens malicieux ou désireux de  conserver cet élément du patrimoine pitolat.

 

Après l’anecdote, venons-en à un point de vue plus scientifique.  Les numismates et les spécialistes appellent  ces pièces des  tessères spintriennes. Inconnue dans l’Antiquité, cette dénomination moderne vient du mot latin spintria (débauché, pédéraste), terme employé par les historiens Suétone et Tacite pour qualifier les débauches auxquelles se serait livré l’empereur Tibère sur l’île de Capri.[3]  Ces tessères spintriennes sont caractérisées par une scène licencieuse sur une face et par un chiffre variant de I à XVI sur l’autre face. Particulièrement rares[4], elles ont souvent été conservées dans les cabinets secrets et n’ont fait l’objet que d’un  nombre restreint d’études générales. Parfois d’ailleurs, les auteurs désirant les analyser furent trahis par leurs éditeurs, à l’instar du grand numismate Henri Cohen qui, dans l’un des tomes de sa  Description des monnaies frappées sous l’Empire Romain communément appelées médailles impériales, (parue de 1859 à 1868), annonce qu’elles seront décrites à la fin de l’ouvrage. Mais on les cherche en vain : l’éditeur, par crainte de choquer ses lecteurs,  n’ayant pas cru bon  de les publier... La synthèse la plus récente et la plus complète les concernant est due à deux chercheurs italiens, Bono Simonetta et Renzo Riva qui, en 1981, ont fait paraître une brochure intitulée Le Tessere Erotiche Romane (spintriae). Quando ed a che scopo sono state coniate, illustrée de 7 planches photographiques (Editions Gaggini-Bizzozero SA à  Lugano). Cette publication de référence classe ces tessères en trois groupes (A, B, C) et, selon les positions des protagonistes, en 15 scènes.  Le jeton d’Argentomagus appartient au groupe C, le plus nombreux, et correspond à la scène 6. Différents poinçons, œuvres du même graveur, ont servi à réaliser cette scène. Les auteurs en recensent quatre qui présentent de très légères différences que seul un examen attentif permet de percevoir. La tessère d’Argentomagus semble avoir été  gravée à partir du poinçon D qui montre une petite couronne au-dessus des amants. Des amants sur lesquels les deux auteurs s’interrogent : « certaines frappes sont extrêmement soignées et constituent de véritables petites œuvres d’art ; les figures sont bien dessinées, les proportions parfaites, la fraîcheur et la souplesse exemplaires. D’autres sont plus rustiques : les figures sont rigides et souvent pas très claires, au point qu’il peut s’avérer problématique, dans certains cas (le tout étant aggravé par l’usure du temps) de déterminer si les figures représentent un homme et une femme ou deux hommes.[5] » Et pour la scène 6  représentée un peu maladroitement à Argentomagus, B. Simonetta et R. Riva pencheraient plutôt pour deux hommes.[6]

 

Une tessère en tout point semblable à la nôtre (avers et revers) est conservée à Milan au médailler du château des Sforza.[7] Enfin, sur le plan chronologique, les deux auteurs italiens proposent pour date d’émission des jetons du groupe C la fin du 1er siècle de notre ère, et plus précisément les années 75-95.[8]

 

 

 

Fig. 2- Tessère de l’époque Auguste-Tibère. Scène érotique sur un lit. Bronze, 3,80 g. Vente Jean Vinchon Numismatique, en date du 7 octobre 2003.

Reste à s’interroger sur l’utilisation et la fonction de ces tessères érotiques.  Dès le XVIIIe  siècle, des « antiquaires » – c’est ainsi qu’on appelait alors les archéologues – suggèrent qu’il s’agit de jetons donnant accès aux lupanars publics. Le chiffre préciserait le numéro de la chambre dans laquelle le client est attendu tandis que la scène figurée indiquerait la position proposée. Mais pour astucieuse qu’elle semblait, cette hypothèse fut bientôt contestée. En effet, les tessères spintriennes les plus anciennes portent devant le chiffre la lettre « A », abréviation de l’as, l’une des plus petites unités monétaires romaines. Quand on se rappelle que les numéros inscrits vont de I à XVI et que 16 as équivalent à un denier, on peut être amené à penser que ce numéro a un rapport avec un prix plutôt qu’avec un numéro de chambre.  D’autant qu’au 1er siècle de notre ère,  le coût d’une relation avec une prostituée était de l’ordre de 2 à 10 as. Le chiffre indiquerait donc  le prix à payer dans un lupanar et la tessère deviendrait une contremarque à présenter à l’entrée. Mais cette nouvelle hypothèse  se heurte à une objection de poids : à une même position amoureuse correspondent des tarifs extrêmement divers tandis que pour un prix identique on trouve les postures les plus variées.

 

Confrontés à ces difficultés d’interprétation,  les chercheurs ont proposé d’autres utilisations pour ces tessères érotiques. Certains pensent  qu’il s’agit de simples jetons de jeux et dès 1898, Robert Mowat a même suggéré que l’acte amoureux si « crûment représenté était en fait une allusion peu déguisée au coup de dés réputé le plus heureux [9]»,  le coup gagnant par excellence, appelé « coup de Vénus » où les dés s’immobilisent chacun sur une face différente.  Ces jetons symboliseraient   donc, sous une forme librement imagée, un souhait de bonne chance au jeu. D’autres hypothèses ont été formulées. Ces tessères auraient pu être échangées contre  des places au théâtre ou être utilisées aux thermes  pour donner accès aux casiers des vestiaires où l’on plaçait ses vêtements pendant le bain.

 

Fig. 3 – Tessère spintrienne romaine.

 

Que penser aujourd’hui de ces jetons à figurations licencieuses ? S’il semble généralement admis qu’ils sont liés aux lupanars, les modalités pratiques de leur utilisation fait encore débat. Une première question se pose : pour quelle raison recourait-on à ces tessères ? Un élément de réponse est donné par Suétone qui, évoquant l’empereur Tibère, mentionne « qu’on fit un crime capital même (…) d’avoir été aux latrines ou dans un lieu de débauche avec une pièce de monnaie ou une bague portant son effigie. »[10]  L’interdiction d’introduire   l’image impériale dans les bordels justifiait évidemment l’émission de tessères et le recours à ces contremarques. Et l’on peut imaginer que si les successeurs de Tibère levèrent cet interdit, l’habitude était prise et se perpétua au moins jusqu’à la fin du 1er siècle.

 

Deuxième interrogation : comment se les procurait-on ? Si l’on n’a aucune preuve ni aucun exemple attestant de l’achat de ces jetons, en revanche, un autre mode d’acquisition est  avéré. Dans ses Epigrammes, Martial rapporte que sous le règne de l’empereur Domitien (81-96), à l’occasion de festivités données en l’honneur du souverain, des distributions de cadeaux furent offertes au peuple pendant plusieurs jours. « Parfois, précise-t-il, ce sont de joyeuses médailles (lasciva nomismata)  qui tombent en averses imprévues  » (Livre VIII, 78, 9). Plusieurs auteurs –  dont Friedlaender dans sa monumentale Histoire des mœurs romaines d’Auguste aux Antonins (4 volumes publiés à Leipzig en 1921) –   affirment que ces « joyeuses médailles » n’étaient autres que des tessères ornées de figurations érotiques donnant droit à une entrée gratuite au lupanar. Si l’on en croit Suétone, le même empereur Domitien, lors des fêtes du Septimontium célébrées au mois de décembre, « fit pleuvoir sur les spectateurs des cadeaux de toutes sortes » (Vies des douze Césars, Domitien, IV). Il est probable que parmi ces présents figuraient également des tessères de lupanars. Une autre mention de libéralités en faveur du peuple est mentionnée sous Néron (54-68) : « Chaque jour on fit aussi pleuvoir sur la foule des cadeaux tout à fait variés : quotidiennement un millier d’oiseaux de toute espèce, des victuailles diverses, des bons de blé, des vêtements, de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, des perles, des tableaux, (des bons donnant droit à) des esclaves, à des bêtes de somme et même à des fauves apprivoisés et jusqu’à des navires, des immeubles, des terres » (Suétone, Vies des douze Césars, Néron, XI). A cet inventaire à la Prévert, on serait tenté d’ajouter… et des jetons de lupanars !

 

*

 

Cette courte note n’a d’autre prétention que d’attirer l’attention sur ces  documents archéologiques modestes mais rarissimes dont le musée d’Argentomagus a la chance de posséder un exemplaire. Ces tessères sont trop souvent dédaignées par les chercheurs qui les traitent avec quelque condescendance.[11] « Les esprits réfléchis laisseront ces élucubrations aux gens à l’imagination échauffée » prévenait déjà Robert Mowat en 1898 dans son article sur les spintriennes.[12] Leur étude, affranchie de tout préjugé,  permet  pourtant d’aborder des thèmes essentiels touchant aux mœurs et aux mentalités de nos  ancêtres gallo-romains, qui entretenaient avec les questions se rapportant au sexe, une familiarité que des siècles de culture judéo-chrétienne nous ont fait oublier.

 

Gérard COULON

 

Une première version de cet article est parue dans « Archéologie du Val de Creuse en Berry », Bulletin de l’Association pour la Sauvegarde du Site Archéologique d’Argentomagus et Amis du Musée (ASSAAM), n° 4, 2006-2008, pages 36-38.


 

[1] On verra plus loin que ce personnage allongé pourrait bien être un  homme.

[2] Témoignage recueilli le 2 février 2009. Je le remercie ainsi que Françoise Trotignon, Lionel Bazin et François Aussourd qui ont bien voulu évoquer cet épisode des débuts de l’aventure d’Argentomagus.

[3] Suétone, Vies des douze Césars, Tibère, 58 et Tacite, Annales, VI, I, 2.

[4] Les collectionneurs se les arrachent et leurs prix flambent sur Internet.

[5] Traduction de Federica Mariat que je remercie vivement.

[6] Op. cit., page 10.

[7] B. Simonetta et R. Riva, op. cit., page 11.

[8] B. Simonetta et R. Riva, op. cit., page 33.

[9] Contremarques sur des tessères romaines de bronze et de plomb. Les spintriennes, Rivista Italiana di numismatica, Anno XI, 1898, page 40.

[10] Vies des douze Césars, Tibère, 58. (Texte établi et traduit par Henri Ailloud,  Paris, Les belles Lettres, 2000.).

[11] Ainsi, Louis Lassarade, relatant la découverte fortuite de l’une d’elles à Pons (Charente-Maritime), se contente de noter : « Le revers représente avec beaucoup de précision la nature du divertissement érotique proposé et la position favorite de celle qui l’offre. Nous nous dispenserons ici de cette description, mais les amateurs pourront la détailler au musée puisque M. Magnard (l’inventeur) a consenti à nous céder sa trouvaille. » (Archéologie Pontoise, 36, 1976, pages 3 et 4. Est-il nécessaire d’ajouter qu’aucune illustration n’accompagne l’article.

[12] Op.cit. en note 9, page 40.

 

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