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L’eau, un symbole
de la romanisation en Gaule
« L’eau est nécessaire pour la vie, pour ses agréments et pour l’usage journalier » affirmait l’architecte romain Vitruve. Aqueducs, puits, citernes, fontaines, thermes, latrines et établissements artisanaux témoignent de l’omniprésence de ce principe vital dans l’espace gallo-romain tout entier. Et l’on reste confondu devant l’ingéniosité et le labeur consentis pour assurer l’approvisionnement et la gestion d’une eau potable de bonne qualité. A tel point que cette eau en vint à symboliser le nouveau mode de vie introduit par Rome…
Les aqueducs ou l’eau à tout prix
Formé de deux termes latins – le nom aqua (eau) et le verbe ducere (conduire) – l’aqueduc désigne une conduite qui amène l’eau d’une ou plusieurs sources à un lieu habité. Adaptée à la topographie du parcours, cette canalisation peut être souterraine, se développer au niveau du sol ou franchir une vallée sur les arches d’un pont. Dans ce canal maçonné, l’eau s’écoulait le plus souvent par gravité. Les libratores, les ingénieurs topographes qui en élaboraient le cheminement, savaient en effet établir des pentes douces et régulières à l’instar de l’Arlésien Quintus Candidus Benignus « que personne ne surpassa, dit son épitaphe, dans le tracé des aqueducs. » Particulièrement habiles, les ingénieurs eurent parfois recours au système du siphon. Cette technique fut notamment mise en œuvre près de Lyon afin que l’aqueduc du Gier parvînt à franchir la vallée de l’Yseron, large de 2,6 km et profonde de 140 m. Le dispositif consistait à faire descendre l’eau au fond de la vallée dans plusieurs tuyaux de plomb puis, en vertu de la loi des vases communicants, à la faire remonter par pression sur le versant opposé jusqu’à une altitude un peu inférieure à celle du versant de départ.
Fig. 1 – L’aqueduc du Pont du Gard
Les constructeurs prenaient un soin tout particulier pour assurer l’étanchéité du canal où circulait l’eau. Sur un radier de mortier et de cailloutis était dressée une conduite en forme de U, enduite intérieurement de mortier de tuileau rougeâtre. Une voûte en berceau, également maçonnée, recouvrait l’ouvrage.
La longueur de ces aqueducs ne manque pas d’étonner. Le plus long du monde romain, celui de Carthage, ne se développe-t-il pas sur 132 km ? En Gaule, celui de Cologne atteint 95,5 km, puis viennent deux ouvrages lyonnais, ceux du Gier (75 km) et de la Brévenne (66 km). Celui d’Eygalières à Arles se déploie sur 51 km, celui alimentant Nîmes (et incluant le Pont du Gard) sur 50 km. Viennent ensuite ceux de Fréjus et de Traslay à Bourges avec 42,5 km. On conçoit dès lors combien il était difficile de maintenir une pente régulière tout au long de ces tracés. Les résultats obtenus sont remarquables : celui de Nîmes, par exemple, au prix de multiples et ingénieux ouvrages d’art, offre une pente générale moyenne de 24,8 cm / km avec des minima de 7 cm et des maxima de près de 50 cm…
Fig. 2 – L’aqueduc de Luynes (Indre-et-Loire)
Des travaux aussi gigantesques – dont certains comme ceux de l’ouvrage de Fréjus s’effectuèrent en deux phases échelonnées sur plusieurs décennies - devaient être extrêmement coûteux. Qui les finançait ? A Autun, à la fin du III° siècle, l’empereur mit des légionnaires à la disposition de la ville pour restaurer ses deux aqueducs. Mais il ne s’agit là que d’un prêt de main-d’œuvre et la cité eut à sans doute à supporter toutes les autres dépenses. L’empereur offrait-il tout ou partie des grands aqueducs urbains ? De riches notables contribuaient-ils à leur financement ? C’est ce que paraît indiquer une inscription retrouvée à Metz : six sévirs augustaux – affranchis membres d’un collège voué au culte impérial - ont peut-être payé la réalisation de l’aqueduc de Gorze en Moselle. On peut également penser que de puissantes familles aristocratiques prirent en charge financièrement la construction des parties traversant leur domaine.
Fig. 3 – Piles de l’aqueduc de Fréjus (Var)
Les chercheurs ont à maintes reprises souligné le caractère urbain de l’aqueduc, expression matérielle et monumentale de la domination de la ville sur la campagne. Il ne faudrait cependant pas le considérer comme une réalisation exclusivement urbaine. Nombre de petits aqueducs, parfois même aériens, desservaient des exploitations rurales (villae) ou de modestes agglomérations secondaires, à l’exemple de ceux de Loches et de Luynes en Touraine.
Fig. 4 – Conduit du petit aqueduc souterrain de Villedieu-sur-Indre (Indre)
Châteaux d’eau, canalisations et fontaines (Fig. 5 et 6)
Au point le plus élevé de la ville, l’aqueduc débouchait dans un château d’eau (castellum divisiorum) d’où l’eau était distribuée dans plusieurs directions. Cette répartition s’effectuait d’une manière bien différente de la nôtre. Aujourd’hui, une conduite principale sortant d’un château d’eau se ramifie en plusieurs branches vers les rues à desservir. A leur tour, ces branches se subdivisent pour alimenter les maisons des particuliers. Dans l’Antiquité romaine, les demeures privées ne constituaient en aucune façon le cœur de cible du dispositif hydraulique. En priorité étaient généralement approvisionnées les fontaines où chacun pouvait puiser l’eau nécessaire à ses besoins, puis venaient les monuments publics avec surtout les thermes et enfin, en tout dernier lieu, les demeures de quelques riches propriétaires.
Avec celui de Pompéi, le château d’eau de Nîmes figure parmi les mieux conservés du monde romain. C’est un construction circulaire comportant un bassin de 5,50 m de diamètre, profond de 1,40 m. L’eau était distribuée dans la cité nîmoise par dix tuyaux de plomb qui s’inséraient dans des bouches cylindriques de 0,40 m de diamètre ménagées dans les parois du bassin. Trois bondes circulaires pouvaient évacuer le trop-plein ou les eaux de vidange par un égout, tandis qu’une grille permettait de retenir les impuretés.
Fig. 5- Château d’eau (castellum divisiorum) de Nîmes.
L’eau était acheminée par des tuyaux en bois, en poterie ou le plus souvent en plomb. Les premiers étaient assujettis par des colliers métalliques ou frettes, les seconds par emboîtement et les derniers par soudure à l’étain ou par un manchon en plomb coulé sur le chantier. Ces tuyaux en plomb, à section piriforme, portent parfois des traces de réparation. A Lunel-Viel (Hérault) par exemple, des ouvriers en ont percé un en creusant les fondations d’un mur. Une soudure à l’étain a permis de prolonger la vie de la conduite.
L’un des principaux centres de production de ces tuyaux de plomb était la ville de Vienne en Isère. L’attestent les nombreuses marques de fabricants imprimées sur les conduites : « M(arcus) ANN(ius) FIRM(inus) V(ienna) F(ecit) » (Fait à Vienne par Marcus Annius Firminus) ou « G(aïus) SEGELL(ius) MARIN(us) V(ienna) F(ecit) » (Fait à Vienne par Gaïus Segellius Marinus)…
L’eau qui s’écoulait à profusion dans ces canalisations alimentait notamment les fontaines publiques. Les sites de Bavay (Nord), Vaison (Vaucluse), Saint-Romain-en-Gal (Rhône) ont livré des vestiges de ces fontaines de rue, mais la mieux conservée a été retrouvée à Lyon. Depuis 1991, elle est d’ailleurs réinstallée Place de Trion. Primitivement placée à un carrefour, elle se composait d’une cuve rectangulaire faite de quatre dallesdressées. Une borne d’alimentation surplombait l’ensemble. Elle était probablement ornée d’un motif sculpté par lequel jaillissait l’eau. Peut-être s’agissait-il, comme à Vaison, d’une représentation de Neptune, le dieu de la mer. Le chapiteau coiffant cette borne porte encore des encastrements destinés à recevoir des lettres de métal. Les archéologues ont démontré que l’inscription mentionnait l’empereur Claude, né à Lyon en 10 av. J.-C. et qui régna de 41 à 54 de notre ère.
Fig. 6 – Fontaine publique au bord d’une rue à Saint-Romain-en-Gal (Rhône)
Les thermes : un nouvel art de vivre (Fig. 7,8 et 9)
Dans une page souvent citée, l’historien latin Tacite évoque les stratégies mises en œuvre pour romaniser les populations soumises. Parmi les instruments d’assimilation, il mentionne la langue latine, la toge, les banquets et les bains. Il est vrai que la prolifération des thermes en Gaule ne peut s’expliquer par le seul souci de l’hygiène et de la propreté du corps. Introduits par l’Italie et Rome probablement entre 40 et 20 av.J.-C., les bains furent, en effet, l’objet d’un extraordinaire engouement chez les Gaulois qui en ignoraient jusque-là l’usage. Et il n’est sans doute pas une seule agglomération, si modeste soit-elle, qui ne s’enorgueillisse d’au moins un établissement de thermes publics. Aussi les riches notables eurent-ils à cœur de construire ou de restaurer des thermes afin d’accroître leur popularité, à l’instar de Marcus Pompeius Libo qui releva à ses frais ceux de sa ville de Périgueux.
Fig. 7 – Thermes de Gaujac (Gard)
On se rend aux thermes surtout l’après-midi et on peut y faire tout à loisir des exercices physiques dans la palestre, y rencontrer des amis, s’y promener, s’y délasser, admirer le décor somptueux et les statues qui ornent les niches et y meubler son esprit en écoutant harangues et lectures publiques. Le baigneur se déshabille dans un vestiaire (apodyterium) où des cases reçoivent ses vêtements. Chaussé de sandales de bois pour éviter de se brûler la plante des pieds, il se rend dans la salle tiède (tepidarium) avant de pénétrer dans la salle chaude (caldarium), véritable étude où il transpire généreusement. Et pour cause : il y règne une température de l’ordre de 55° C et l’humidité frise les 95 % ! Là, des masseurs lui enduisent le corps d’huile d’olive et à l’aide de longs racloirs recourbés, les strigiles, lui raclent la peau pour la débarrasser de toutes ses impuretés. Le principe des thermes romains étant fondé sur le contraste entre le chaud et le froid, le baigneur revient ensuite dans la salle tiède puis rejoint la pièce froide (frigidarium) où il se trempe dans la piscine.
Fig. 8 – Thermes d’Aubigné-Racan (Sarthe). Cliché Claude Lambert.
On imagine sans peine les prodigieux volumes d’eau engloutis par les thermes et la quantité d’employés préposés à la surveillance des canalisations et à l’entretien des bassins, des vasques et des baignoires. Quoi qu’il en soit, expression d’un art de vivre à la romaine et lieu privilégié de sociabilité, les thermes ont parfois été assimilés à nos modernes cafés et à nos clubs. D’ailleurs, leur succès fut tel qu’au IV° siècle, le poète bordelais Ausone déplore leur multiplication jusqu’aux rives des cours d’eau, et rapporte que maints baigneurs commençaient à leur préférer la fraîcheur des eaux vives. « Ai-je besoin de citer, remarque-t-il, ces édifices qui s’élèvent au milieu de vertes prairies, ces toits soutenus par des colonnes sans nombre ? Que dire de ces bains construits sur la grève du fleuve ? (…) J’ai vu des baigneurs fatigués à force d’avoir sué dans la salle de bains, dédaigner les bassins et la piscine glacée pour jouir des eaux courantes et, retrouvant bientôt leur vigueur dans le fleuve, frapper et refouler en nageant ses eaux rafraîchissantes. »
Fig. 9 – Thermes de Constantin à Arles
Moulins et meuneries hydrauliques (Fig. 10)
Le même Ausone cite une rivière dont le courant « tourne avec vitesse la roue de pierre sur le grain qu’elle écrase », évoquant ainsi l’utilisation de l’eau dans les campagnes à des fins artisanales. En 1990, à Avenches (Suisse), la découverte des vestiges d’un modeste moulin est venue concrétiser cette allusion littéraire. Hors du périmètre urbain, il comportait un chenal d’amenée de l’eau, un canal de fuite et une chambre de meunerie entièrement construite en bois. Pour un fonctionnement harmonieux, le débit était régulé en aval par une écluse ou un petit barrage. Bien qu’aucun élément du mécanisme proprement dit n’ait été retrouvé, il est à peu près certain qu’il s’agissait d’un moulin à roue verticale.
Fig. 10 – Meunerie hydraulique de Barbegal à Fontvieille (Bouches-du-Rhône)
Mais c’est l’établissement de Barbegal, dans la campagne d’Arles, qui illustre de manière éclatante le recours à l’énergie hydraulique pour la mouture. La meunerie identifiée là, est, en effet, la plus vaste et la mieux conservée du monde antique. Etablie à flanc de coteau, elle regroupait deux rangées parallèles de huit roues à aube entraînées par l’eau d’un aqueduc. Placées dans des chambres de mouture disposées en escalier, ces roues actionnaient de lourdes meules de basalte. Un escalier central desservait l’ensemble de l’usine qui se déployait sur 1200 m2 et produisait quotidiennement 4,5 tonnes de farine…
© Gérard Coulon
Bibliographie :
CASTELLA Daniel, Le moulin hydraulique gallo-romain d’Avenches « En Chaplix », Cahiers d’Archéologie romande, Aventicum VI, Lausanne, 1994.
FABRE Guilhem, FICHES Jean-Luc et PAILLET Jean-Louis (dir.), L’aqueduc de Nîmes et le Pont du Gard : Archéologie, géosystème, histoire, Nîmes, CRA Monographies et CNRS, 1991.
DARDE Dominique et LASSALLE Victor, Nîmes antique, Paris, Guides Archéologiques de la France, 1994.
MALISSARD Alain, Les Romains et l’eau, Paris, Realia / Les Belles-lettres, 2002.